Je ne pense pas que je serais devenu conteur si je n’avais pas rencontré Ralph. Il a même fallu que je le rencontre deux fois, dans des circonstances tout à fait inattendues.
La première rencontre
La première fois, j’avais 15 ans. En pleine crise existentielle, j’avais demandé à être interné dans un hôpital, en pédopsychiatrie. J’y ruminais de sombres questions qui n’attendent aucune réponse, me desséchant dans une inextricable quête de sens.
Par la fenêtre de ma chambre, je jalousais le ciel bleu hachuré de barreaux blancs. La vie simple de l’été réchauffait la ville, je m’en sentais exilé.
Une infirmière a toqué à la porte de ma chambre, et m’a dit qu’un conteur proposait ses histoires à qui voulait les entendre. Derrière elle, un petit homme d’une trentaine d’années posait sur moi un regard clair et joyeux.
« Je m’appelle Ralph », a-t-il dit lorsque je l’ai invité à entrer. « Veux-tu que je te raconte des contes pour enfants, ou pour adultes ? »
La question était profonde. Je sentais qu’elle concernait moins les contes en eux-mêmes, qui sont trop mystérieux pour se destiner à un seul âge de la vie, que la façon dont je souhaitais être considéré.
J’ai choisi les contes pour adultes.
Ralph s’est assis face à moi, tout près. Tandis qu’il sortait ses flûtes et calait sa percussion entre ses genoux, j’observais sa chevelure ébouriffée où couraient quelques fils gris, son sourire débordant de dents plus enthousiastes qu’ordonnées.
Je me souviens parfaitement des deux contes qu’il m’a dit ce jour-là. Je les ai souvent recroisés depuis.
Dans le premier, un crâne se mettait à parler, et celui qui répétait sa parole mourait à son tour.
Dans le second, un bel oiseau bleu, du fond de sa cage, désirait sa liberté. L’histoire disait les ruses qu’il lui fallait déployer avant de s’envoler.
Ralph a pris ensuite le temps de parler avec moi, de regarder mes dessins. Je sentais sa bonté, sa simplicité et son intelligence.
Lorsqu’il est parti, je me suis de nouveau installé face à la fenêtre, où le ciel bleu resplendissait derrière les barreaux blancs. Je n’étais plus seul, j’avais deux contes dans la tête, et un oiseau bleu qui volait au loin.
La deuxième rencontre
Ma deuxième rencontre avec Ralph a eu lieu sept ans plus tard.
C’était dans un autre département, j’entrais dans une médiathèque que je fréquentais presque quotidiennement.
Dans le hall, j’ai croisé un petit homme grisonnant, l’œil clair et le pas rapide. J’ai à peine eu le temps de me dire « je crois que c’est ce conteur, comment s’appelait-il déjà ? » – il était déjà sorti.
Je peux dire aujourd’hui que mon destin s’est joué sur cet instant d’hésitation, ce moment de choix presque anodin : allais-je poursuivre ma routine, rendre les livres à la médiathèque comme je l’avais prévu, ou allais-je prendre ce hasard au sérieux ?
Je me suis élancé.
L’homme courait dans la rue, s’éloignant à petites foulées vers la gare. Tout en le poursuivant j’ai crié : « Excusez-moi, vous ne seriez pas Ralph Nataf, le conteur ?? »
C’était bien lui. Les conteurs sont rarement interpelés dans la rue, peut-être a-t-il cru que je travaillais pour le fisc. Je lui ai rappelé à toute vitesse notre rencontre 7 ans plus tôt. Il a hoché la tête en observant : « Mais oui ! Tu es devenu un homme… »
J’ai couru à ses côtés vers le train qu’il devait prendre, et on a échangé nos coordonnées.
Je ne savais pas alors qu’en rappelant ce numéro, toute une route se déroulerait sous mes pas : aux côtés de Ralph, je me lancerai dans l’illustration d’un album qui ne sera jamais édité, j’apprendrai avec passion bien des secrets sur le fonctionnement du cerveau (Ralph est féru de neurosciences et de pédagogie), je débuterai un travail qui transformera ma présence, ma parole, la perception même de mon corps. Ralph allait durant plus d’un an me guider sur les sentiers du conte avec un mélange de joie, d’auto-dérision, de poésie et de générosité.
Nous sommes toujours amis.
Un grand merci à lui.
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