Pourquoi j’aime raconter chez les gens…

L’épidémie Covid et toutes les restrictions qui l’ont accompagnée ont profondément changé mes habitudes de conteur. A cette époque, les théâtres et les médiathèques jonglaient avec les interdictions. Les dates de spectacle étaient reportées, puis reportées encore, puis annulées. Lorsqu’on était autorisé à jouer, c’était devant une assemblée de gens masqués dont on ne pouvait entendre les réactions. Riaient-ils ? Ou se retenaient-ils pour ne pas sentir leur souffle s’accélérer contre la paroi du masque ? Lorsque je posais des questions à l’auditoire, je récoltais le silence. Je les comprenais : à leur place, aurais-je osé parler devant un groupe sans savoir si ma voix franchirait les barrières du masque chirurgical ?

Certains artistes ont trouvé un chemin dans internet et la demi-solitude des caméras. Moi, je ne le sentais pas.

J’ai commencé à jouer chez l’habitant. Il y avait une drôle d’ambiance, une intimité retrouvée, une joie de vivre bouillonnante qui débordait les interdits et les gestes barrière. Dans la chaleur des salons, à l’abri des haies de jardin, les masques tombaient souvent. Le lien était de nouveau sensible.

Le temps a passé. Aujourd’hui, rien ne m’empêche de jouer dans des lieux publics. Je le fais parfois.

Mais j’ai pris goût à raconter au cœur de l’intimité des gens. J’aime ces moments où je cherche ma place parmi les miroirs, l’ordinateur, le Tancarville où sèchent des chaussettes trouées. Ces espaces mille fois connus, on va les rendre disponibles pour de nouvelles histoires. On m’installe parfois dans la chambre où est mort le grand-père, sur le tapis de jeu où des empires de Lego, inlassablement, furent érigés et détruits. On assoit les auditeurs sur le tabouret qui soutient habituellement le cactus familial, et ce dernier nous écoute depuis un recoin, derrière un rideau, en compagnie du chat dont l’œil scintille dans l’ombre. Utilisera-t-on ce siège à bascule usé ? Oui, mais on l’essaye d’abord, il ne faudrait pas qu’il grince. Qui prendra place sur la chaise en plastique blanc, celle qui dort habituellement dans l’abri de jardin ?

Je suspends tout de même un rideau sombre pour cacher la bibliothèque, je ne voudrais pas que les titres des livres capturent les imaginaires. J’installe mes propres lumières, je tiens à ce que les gens puissent suivre le chemin de rides, de sourires et de froncements que l’histoire ne manquera pas de tracer sur mon visage. La salle est prête, à la fois connue et renouvelée. On ne l’a pas cachée, on l’a vêtue.

Et puis je dis mes contes. J’écoute la façon dont ils me reviennent. Ce soir, lorsque les lutins entraîneront le voyageur dans une danse de cinq-cents ans, j’apprécierai la manière dont la vieille horloge à balancier rythmera mon récit. L’ogre arrive, le frigo se met soudain à gronder, comme s’il redoutait le type de viande qu’on allait lui confier. Dans la pénombre, je devine les visages tout proches des gens. Ce ne sont pas de simples auditeurs : je leur ai parlé avant le spectacle, j’ai bu un verre avec eux, j’ai apprécié les petites anecdotes du quotidien, parfois très intimes, qu’ils confiaient à leurs amis en oubliant ma présence. Je m’en souviens lorsque je raconte. Ils m’en reparleront quand le spectacle sera fini.

Henri Gougaud dit que le conte est un art de la relation.

Ici, ça se sent.

La photo de haut de page à été prise dans la yourte d’Erwann, près de Douarnenez, par Maïté. Merci à elle !

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